Il y a quelques années, Edgar Morin et Sami Naïr lançaient un défi, celui de définir une nouvelle civilité dans un monde de plus en plus complexe et agressif.
Longtemps oubliée, l’idée d’une politique de civilisation trouve aujourd’hui une nouvelle résonance, avec la perception généralisée d’une crise économique et écologique aux effets dévastateurs. Face à l’omniprésence du système concurrentiel et aux excès de l’individualisme et du consumérisme, la nécessité de donner un contenu positif à l’interdépendance des peuples et des individus s’accroît.
Et lorsque c’est ce choix qui prévaut, il s’exprime de plus en plus à travers une ambition : parfaire le sens du modèle républicain en donnant toute sa résonance à la devise républicaine dans ses trois dimensions. Après que le XIXème siècle ait promu la Liberté et le XXème l’Egalité, le XXIème siècle pourrait se donner la responsabilité de construire une société plus fraternelle.
Car la Fraternité peut être bien autre chose qu’une démarche individuelle ou une dynamique de clan ou de communauté. Elle peut être l’épine dorsale d’un véritable projet de société. A condition bien sûr de bien s’entendre sur la notion de Fraternité, en particulier au regard d’un concept voisin mieux ancré dans la culture française : celui de Solidarité.
La fraternité : une solidarité décuplée
Les deux concepts de Fraternité et de Solidarité ont entretenu au fil des siècles une forme de concurrence. Si la Fraternité l’a emporté dans la symbolique républicaine, c’est la Solidarité qui s’est jusqu’à présent imposée dans le discours politique et l’imaginaire collectif. Pourtant, il faut l’affirmer avec force : loin de s’opposer à la Solidarité, la Fraternité l’englobe et l’enrichit.
La solidarité traduit avant tout l’engagement juridique de la société envers les plus faibles. Elle est indispensable et chaque avancée sociale doit être saluée, d’abord pour la réponse qu’elle apporte aux personnes en difficulté, mais aussi parce qu’elle contribue à la cohésion de la société. On a tendance à l’oublier quand on s’interroge sur ses coûts mais une société sans solidarité est une société éclatée qui laisse la part belle aux communautarismes quels qu’ils soient. L’homme délaissé est contraint de s’enfermer dans un groupe prédéterminé parfaitement étanche au reste de la société. On est alors aux antipodes du contrat social, bâti sur l’appartenance de l’homme à un ensemble quelles que soient ses origines, ses croyances et ses facultés.
Pour autant, contrairement à une pensée dominante depuis trente ans, la solidarité de droits ne suffit pas à faire société. En effet, prospérité et individualisme aidant, nous avons progressivement fondé la solidarité sur des dispositifs et des normes, en la distinguant de la citoyenneté et des solidarités spontanées de voisinage.
Ce faisant, nous avons paradoxalement, par l’affaiblissement du corps social, renoncé inconsciemment à un outil de défense de nos droits. Or on ne le dira jamais assez, une société désunie est une société désarmée.
En outre, les phénomènes sociaux ne se résument pas à des questions de droits. La déliquescence du lien social aggrave la vulnérabilité des familles, des enfants, et des personnes âgées. L’intervention de professionnels ne suffit pas si elle ne permet pas d’inscrire durablement la famille dans le tissu social.
L’isolement, la solitude et le mal-être condamnent à l’impuissance nos dispositifs sociaux, si ingénieux soient-ils, si la société française n’entretient pas suffisamment les valeurs de respect, d’écoute et d’entraide.
C’est dire si la solidarité et la fraternité ont partie liée. Loin d’être une menace pour notre système social, la fraternité est au contraire la condition de son efficacité.
C’est aussi la condition de sa survie si l’on considère la massification des processus d’exclusion. Au-delà de toute polémique il faut bien reconnaître que notre système de solidarité est confronté à des difficultés de financement majeures. C’est une raison supplémentaire pour ne plus se contenter de traiter les phénomènes d’exclusion. Tout nous invite aujourd’hui à s’engager beaucoup plus activement dans la prévention des risques d’exclusion.
De ce point de vue, si la lutte contre le chômage doit bien entendu être une priorité, la redynamisation du lien social constitue un levier d’action que l’on aurait tort de négliger.
La fraternité : une ambition républicaine
Chacun découvre l’ampleur des dégâts engendrés par le repli sur soi, avec la progression de l’intolérance et de la violence ordinaire. Et l’on commence à admettre que s’il ne peut y avoir de fraternité sans sécurité, il ne saurait y avoir de sécurité sans fraternité.
Progressivement se diffuse le sentiment que si l’Etat peut favoriser le vivre-ensemble, celui-ci résulte d’abord de la volonté de tous. Autrement dit, comme l’avait annoncé Edgar Morin : avec la prise de conscience de la vulnérabilité vient le temps de la redécouverte de l’autre.
L’époque est donc propice pour interroger notre modèle de société. D’ailleurs la réapparition du mot « fraternité » dans les discours politiques et dans les médias montre que le concept est devenu « tendance ». C’est un signe positif, à condition que la fraternité n’irrigue pas seulement les discours mais se traduise par une efflorescence d’initiatives susceptible de provoquer un mouvement de toute la société.
C’est cette conviction qui s’est exprimée en 1999, à la veille du changement de siècle et de millénaire, à travers « l’Appel à la Fraternité » lancé par une centaine de personnalités, issues du monde politique et associatif. Fondé sur le refus d’une société de plus en plus déstabilisée par la précarité économique mais aussi par la précarité relationnelle et identitaire, ce manifeste appelait les institutions mais aussi chaque citoyen à s’impliquer plus directement dans la reconstruction du vivre-ensemble.
Il s’agissait au fond de promouvoir une relecture exigeante de la devise républicaine, à partir du lien dialectique qui unit ses trois composantes. Comme l’excès de liberté peut nuire à l’égalité, l’excès d’égalité peut nuire à la liberté. C’est pourquoi la liberté et l’égalité ne trouvent leur pleine justification que dans leur référence à la fraternité.
Aussi pour les signataires de l’Appel, il ne s’agissait pas seulement d’une quête vertueuse mais d’une quête de survie pour notre modèle de société. Les libertés individuelles et collectives, l’égalité des droits et des chances doivent contribuer à la performance du vivre ensemble sous peine d’être progressivement remises en question par la progression de l’indifférence et du rejet de l’autre.
Pourtant, malgré la diversité étonnante de ses signataires, cet Appel suscitera peu d’écho, comme si les convictions du moment sur la performance de notre modèle de développement ne pouvaient tolérer l’appel au changement.
Il faudra attendre 2004 et sa reconnaissance comme « Grande Cause Nationale», pour qu’une véritable chance de diffusion lui soit offerte, à travers sa promotion auprès des responsables locaux. Et en effet, les initiatives prises au cours de l’année 2004 par le Collectif porteur de cette Grande Cause seront principalement axées sur la mobilisation du monde local et de ses acteurs. Et ce n’est pas un hasard si les maires, observateurs et acteurs de proximité par excellence, ont été immédiatement disponibles pour relayer l’Appel auprès de leurs concitoyens.
La fraternité : une citoyenneté réinvestie
Près de sept cents maires, dont deux tiers des maires des grandes villes de France, ont en effet signé une Charte de la fraternité issue de l’Appel. Ces maires se sont ainsi saisis du concept de fraternité pour donner une ambition nouvelle à la question du lien social.
Trois directions sont proposées dans cette charte. L’encouragement à l’engagement citoyen, à travers la valorisation de l’éthique de l’altérité et la mise en place d’un service communal de promotion et d’organisation du bénévolat ; la valorisation de la convivialité, de l’écoute et de l’entraide entre tous les habitants, à travers la multiplication des occasions d’échanges ; le renforcement des dynamiques intergénérationnelles, à travers la participation généralisée des plus âgés à la mission éducative et la lutte contre l’isolement des personnes dépendantes.
Et pour inscrire ces initiatives dans une démarche pérenne, les maires s’engageaient à impulser l’élaboration d’un projet global pour leur ville visant à irriguer l’ensemble des politiques locales d’un objectif commun : le développement de la citoyenneté et des solidarités de proximité.
Il s’agit donc d’une étape importante, nécessaire mais non suffisante. Il reste maintenant à concrétiser les engagements pris.
Et c’est possible : l’avenir de la fraternité sur le terrain municipal semble s’inscrire dans un contexte favorable. En effet il y a dix ans, l’Appel à la fraternité et son plaidoyer pour l’éthique pouvaient être vécus comme décalés et éloignés des certitudes du moment. Aujourd’hui, avec la précarisation amplifiée de notre société, les choses se présentent différemment.
C’est le but des Ateliers nationaux du Vivre Ensemble et de la Fraternité que d’impulser une dynamique nouvelle en créant une démarche de diffusion de tout ce qui peut renforcer le vivre ensemble et l’engagement citoyen, en fédérant davantage les acteurs locaux.